Traces et sillons
« Je suis vierge de toute histoire avec le sable pour seule mémoire ». Artus Rolland, 2025.
Nos vies de nomades
Aujourd’hui, je suis un désert : toutes les lignes de ma vie se sont enfuies au vent du voyage. Et voilà que je me retrouve à nouveau seul, le soleil frappe fort et le chaos du sable ne m’offre que peu de repos. Toujours, lorsque notre corps et notre esprit sont mis à l’épreuve, nous nous souvenons de ce que la douleur est, de ce que cette pointe enfoncée dans notre cœur nous fait ressentir. Est-ce vraiment un souvenir ? Les dunes indiscernables de l’avenir ne m'offrent pas de réponse.
L’identité au vent
Aujourd’hui, je suis vierge de toute histoire avec le sable pour seule mémoire et une unique question posée sur mes lèvres : Qui suis-je ?
Deux réponses viennent alors : ce que je suis déjà ; ou bien ce que je veux être. Rien de satisfaisant donc. Car est-ce vrai que lorsque l’on voyage vraiment, lorsqu’on s’échappe de son habitude, de son territoire, on devient autre chose ? Avec un nouveau départ, suis-je seulement débarrassé de mes anciennes habitudes ?
Le premier mouvement est toujours celui d’un accrochage, on trace dans le sable un mur, si fin soit-il, afin de se sentir chez soi, dans un ordre près du chaos. Mais l’enfant que je suis encore ne peut pas s’empêcher de voir dans ce mur une nouvelle prison. L’espace angoissé et séculaire s’est-il transporté avec moi ? Suis-je condamné à avoir peur ?
Il m’aura fallu plusieurs voyages, de nombreux vents et tracés pour comprendre que je tenais le bâton, que ce tracé était le mien et que d’autres avaient voulu me faire croire qu’il était toujours instable, mauvais par essence
La certitude de ne rien savoir
Ainsi pour la première fois depuis longtemps, je suis désert, plaines incertaines où se trace un tout nouveau mur, un tout nouveau foyer. Rien n’est oublié, les blessures et les joies constituent au contraire mes grains de sable.
Lors d’un voyage, on est donc cela : à la fois tout, tout ce que le sable est d’immensité de grains et d’expériences, et à la fois rien, les dunes vierges de tout sillon qui n’attend que d’être retracé.
Aujourd’hui, j’ai compris mon devenir, j’ai compris ce que créer un foyer veut vraiment dire. J’ai aussi compris l’importance de l’effacement, du voyage pour nous faire prendre la mesure de l’impermanence des choses. Il faut agir en équilibriste, toujours se méfier des fondations, et trouver dans le mouvement des choses une stabilité partielle, un tremplin.
« Magicien de l’insécurité, le poète n’a que des satisfactions adoptives. Cendre toujours inachevée. » René Char, Partage Formel, V.
Le monde contre le Monde
De ces vents désertiques est apparue une évidence : notre devenir personnel est lié à notre devenir politique. Les mouvements que nous expérimentons, de voyage, de « déterritorialisation » sont autant de mouvements que la communauté politique, dans son ensemble, comme dans ses plus petites composantes, doit ressentir.
Ainsi ces mouvements d’effacement, ces temps de vent où nos certitudes deviennent floues, où le monde semble s'effondrer apparaissent nécessaires. La violence du système, le broiement silencieux de ses rouages semblent résonner de plus en plus fort à mesure que les règles s’effondrent. Certaines reprennent ces rouages, utilisent le système pour assouvir un peu plus leur soif de violence : ils usent le système avec son propre mécanisme. Trump, Meloni, Orban, Bardella ne cherchent non pas à balayer les sillons du système, mais à les durcir, à les prolonger. Ils fondent des mensonges comme des fondements, des vérités stables et immuables.
De cette machine de violence, il ne reste que le vent, souvent léger et pourtant féroce, pour nous faire réaliser que rien n’est sûr et gravé dans le marbre. Chaque stabilité est un mirage, souvent destiné à convaincre les oppressés que leur place est éternelle. Combien prennent leur maigre stabilité financière comme une réussite alors qu’elle ne constitue qu’un des tracés : « Il faut travailler plus pour gagner plus. » Ce sont les mêmes qui opposent alors Ordre rationnel et Chaos destructeur. Les politiques d’austérité, poussant les uns au chômage, privant les autres de tout spectacle, sont une réelle destruction. En réalité, derrière ces mots se cache l’opposition entre Violence illégitime et Changement nécessaire. Le Chaos est encore un mot pour dire ce qu’ils ne veulent pas, l’effacement de leur pouvoir, de leurs précieuses lignes gravées avec le sang de ceux qui luttent.
Nous sommes donc luttes à construire et reconstruire et ceci est un appel au mouvement. Dans les jours, les semaines et les mois qui viennent, les éclats de forces et de renouveau vont apparaître, souvent inaperçus. Il faudra se les approprier, apprendre à faire autre. Il le faut car nous sommes encore trop à souffrir, à recevoir les coups de massue économiques, psychologiques et idéologiques. Vous, vous qui voyez la violence quotidienne tuer jusqu'à votre famille, soulevez-vous. Prenez le courage de dire non, et de participer voix contre voix à un ailleurs, à un autre chose. Ne vous laissez plus avoir par les mêmes mots, les mêmes promesses : « Austérité », « Jour meilleur », « Mal nécessaire » ; prenez le courage de dire autre chose, parfois même des bêtises, plutôt que l’atroce réalité de la violence politique.
Ce texte est un cri à agir : d’abord pour Soi, s’échapper du foyer douillet de l’habitude ; ensuite pour l’Autre, s’échapper ensemble des violences de l’évidence. Aujourd’hui, je suis désert et vous êtes tout aussi vierge que moi. Aujourd’hui je renais, souhaitant emporter cette communauté avec moi.