La fiction au travail
L’employé rendu responsable de ce qu’il ne maîtrise pas. Artus Rolland, 2025.
« Tout salaire mérite travail ! »
Au moment où j’écris cet article, je suis conseiller de vente dans une grande enseigne de bricolage. Récemment, j’ai reçu dans ma boîte mail professionnelle des encouragements de la part de ma hiérarchie. Nous affichons un super chiffre d’affaires dans mon secteur ! Il est donc tout à fait naturel que J., responsable du secteur, nous recommande de continuer « sur cette lancée pour les mois à venir (emoji clin d’œil) ! ». Ou alors, comme V., directrice du magasin, qu’« il ne faut rien lâcher et continuer », qu’elle a « confiance en nous pour ce challenge. » Ou plutôt, comme P.-Y., contrôleur de gestion, de remarquer que notre « travail depuis plusieurs semaines commence à porter ses fruits » et que nous le méritons. Notre « travail » commence à porter ses fruits ? Nous le « méritons » ? De quel mérite parle-t-on déjà ?
Paradigme méritocratique
L’ombre du mérite surplombe le monde du travail. Véritable religion pour élites, il fédère leur groupe et leur confère leur propre rationalité. Ce qu’on appelle la « méritocratie » peut être traduit selon l’adage suivant : « Tout travail mérite salaire. » Intuitivement, cette affirmation semble logique et parfaitement légitime. Ce qu’on appelle la méritocratie se comprend, en réalité, dans le monde du travail, par son inverse : « Tout salaire mérite travail. » Ce qui devait être un droit devient dès lors un devoir qu’on matérialise par un contrat. On devait être récompensé pour nos efforts, mais nous sommes à présent contraints de nous efforcer pour être rémunérés. On peut déjà se plaindre de cette transformation : que nos efforts soient rémunérés n’excluait pas, logiquement, qu’on puisse l’être sans en fournir. Et là, je vous vois déjà venir : « Pour quelle raison serions-nous rémunérés gratuitement ? » Plusieurs réponses me viennent naturellement à l’esprit : la première, c’est qu’il est possible de le faire (il y a assez de ressources pour tout le monde !) et que, dans une perspective humanitaire et égalitaire, c’est préférable. La seconde, moins évidente pour une grande partie de la population, c’est que le mérite n’existe pas. Le propos est trivial et sans nuances car il n’est pas pertinent ici de faire de trop grande dissection conceptuelle. Nous parlons ici du mérite tel qu’il s’emploie dans le langage courant, entendu comme une valeur attribuée en fonction des efforts fournis. Il est une fiction entretenue par les puissants pour asseoir leur autorité sur les classes laborieuses. Revendiquer le mérite, c’est expliquer et justifier notre position dans la société. Je ne m’étendrai pas davantage sur le sujet, beaucoup de théoriciens militants et d’universitaires l’ont déjà largement démontré et en parlent mieux que moi (cf. La Tyrannie du mérite de Sandel ou les illustres enquêtes sociologiques qui sont au fondement de cette réflexion en France : Les Héritiers et La Reproduction de notre Bourdieu national). Je tiens à ne traiter que de la fiction en question et de la forme qu’elle peut prendre dans le monde du travail.
La fiction comme négation de la réalité
La double signification de la méritocratie au travail pousse à déposséder le travailleur d’une conscience de classe et de véritables armes pour défendre ses intérêts. Si mon supérieur est là où il se trouve, c’est qu’il le mérite. Je ne peux pas lui reprocher de me donner des ordres et de contraindre ma liberté. Par extension, si je suis là où je me trouve, au plus bas de la hiérarchie, c’est que je ne mérite pas davantage, ou alors pas encore. Je mérite de céder ma liberté. Me voilà face à un choix : soit je consens à mon sort et j’accepte la domination, soit je m’efforce de travailler plus dans l’espoir qu’un jour on daigne reconnaître mon investissement en m’octroyant une augmentation bien méritée. L’espoir fait vivre, comme on dit… Dans cette direction, les chefs, petits et grands, ont tout intérêt à produire un discours responsabilisant en sollicitant le mérite de leurs employés. C’est très intéressant pour le patronat car les modalités du discours sont encore une fois à double tranchant. Il permet à l’employé de se sentir davantage concerné par les objectifs de l’entreprise et de se convaincre qu’il est la cause de l’échec si les objectifs ne sont pas atteints en temps et en heure. Le cas le plus parlant se trouve, selon mon expérience professionnelle, dans la vente en grande distribution. Il y est coutume de fonder ce discours autour d’une fiction ahurissante : on y soutient que le vendeur est responsable en grande partie du chiffre d’affaires. En ce sens, on le félicite quand le chiffre du magasin est bon ; on lui demande de faire plus s’il ne l’est pas ; on le félicite devant ses collègues pour ses prises de commande élevées, afin de susciter la jalousie. En lui faisant croire que le chiffre d’affaires dépend de lui, le vendeur est maintenu dans une forme de cécité vis-à-vis de la réalité de la vente.
Or, ce n’est pas le vendeur qui fait le chiffre, c’est le marché. C’est l’investissement de l’entreprise dans la publicité, c’est la nature de l’enseigne, c’est sa réputation, mais surtout c’est l’économie globale qui conduira le magasin à respecter ou non ses objectifs de profits. Si le Français moyen n’a pas assez d’argent pour se nourrir décemment, comme c’est le cas dans beaucoup de foyers aujourd’hui, comment voulez-vous qu’il se réveille un dimanche matin et soit pris d’une folle envie de changer de parquet ? Dans la vente en grande surface, on ne convainc pas un client de réaliser de gros achats. Le vendeur, s’il ne fait pas fuir le client en le menaçant de l’étriper, peut simplement réceptionner sa demande et la réaliser. Au mieux, il peut lui proposer de monter en gamme mais jamais il ne pourra augmenter le poids du porte-monnaie du client qui lui fait face. Ce que je veux dire, c’est que le vendeur n’est pas un producteur d’argent magique, qu’il s’expose à des limites objectives et qu’il n’a donc pas une influence considérable sur la rentabilité du magasin. Faire croire au vendeur qu’il est l’égal d’un courtier de Wall Street, qu’il a le pouvoir de faire changer le cours des événements économiques de sa boîte, c’est lui mentir et le soumettre à son propre jugement, à son propre mécontentement. Il devient à ce moment-là son propre bourreau, un troisième œil panoptique s’ouvre en lui : il est aliéné.
Donner du sens à ce qui n’en a pas
Toutefois, il arrive que les chiffres soient bons. Youpi ! Voir défiler des sommes colossales peut nous donner la folie des grandeurs. Faire monter l’adrénaline. Sans s’en rendre compte, on peut s’accoutumer au discours qui nous est répété à longueur de journée et l’adopter. Se sentir gratifié quand on est flatté par nos supérieurs. S’enorgueillir, devenir fier et mépriser les collègues peu rentables. Nous sommes désormais des acteurs du chiffre d’affaires. Cet argent, c’est le nôtre ! Poursuivons l’effort collectif et allons, tous ensemble, toucher cette somme mirobolante que la direction nous demande de quérir. Nous sommes des « collaborateurs », des « collabs » pour ne pas dire des « collabos »… Le choix de cette nouvelle terminologie pour parler des employés tient à invisibiliser le rapport de classe en jeu : tu es employé par un employeur. En gros, tu es un outil utilisé par quelqu’un contre de l’argent. Croire qu’on est un collaborateur, qu’on collabore avec la direction, c’est croire qu’on est tous sur un pied d’égalité. Que nenni ! Tu n’es rien de plus qu’un outil qu’on a embauché car il y avait un besoin. On ne t’a pas fait de faveur et on ne t’en fera jamais. Si demain tu n’es plus assez rentable, tu sautes. La rentabilité avant tout.
Cette fiction a un but très précis. En te faisant « collaborateur » et « acteur du chiffre d’affaires », en répétant que toi et ton équipe êtes en première ligne et que vous devez remporter un « challenge », on donne du sens à ton activité. Si le vendeur n’a pas conscience du jeu dans lequel il est engagé, il peut croire qu’il est bon de pousser à la consommation ses clients. Faire monter en gamme coûte que coûte n’importe quel client, sous prétexte d’économies futures, d’investissement ou que sais-je encore, ne produit qu’un appauvrissement sur la base de son ignorance. Bon nombre de mes collègues se sentent légitimes d’utiliser un arsenal de mensonges ou plutôt « d’argument de vente » pour amadouer leur victime. Mais la réalité reste la même : on vend de la merde beaucoup trop cher. Mobiliser le sentiment d’appartenance à un groupe, pointer du doigt un objectif commun et t’inclure dans cette épopée sont des moyens psychologiques pour te faire flancher. Pourtant, tu restes un petit vendeur d’un petit rayon mal achalandé dans un magasin qui se situe dans une zone commerciale en périphérie d’une ville. Il n’y a rien de sexy et ton métier, ce n’est rien de plus que de vendre de la pacotille à des pauvres. Comment veux-tu être heureux ? Comment peux-tu te lever le matin et aller au boulot sans avoir envie de vomir ? Non, la fiction est nécessaire au monde du travail. Une grande partie des activités professionnelles ne possèdent malheureusement pas suffisamment de raisons intrinsèques pour justifier qu’on s’efforce à troquer sa santé contre de l’argent. Un ami qui a côtoyé la rue longtemps me disait l’autre jour qu’il préférait y retourner que de retrouver un emploi. Comment accepter ça ?
La résilience des vieux loups
Eh bien en sombrant dans cette fiction ou en y résistant par cynisme. Ce que je m’apprête à dire s’adresse à l’ensemble du monde du travail. Ceux qui m’inspirent le plus de respect, ce sont les vieux. Ils sont là depuis des dizaines, des vingtaines ou des trentaines d’années – voire des centaines d’années pour certains, à en croire leur visage rabougri – et y resteront probablement jusqu’à leur retraire s’ils en ont une ou s’ils ne meurent pas avant. Eux ils n’ont pas flanché, alors que moi j’espère démissionner dans quelques mois. Ils ne sont pas cons, ils ont conscience du système dans lequel ils se trouvent. Je ne connais pas tous les vieux, mais je sais que beaucoup portent encore en eux les ruines d’une utopie prolétarienne. Les vieux syndiqués de la CGT ou alors, pour les moins politisés, peut-être les moins conscients du système, sûrement les plus nombreux, ils ont l’intuition que tout ce qui les entoure est absurde. Des jeunes cadres incompétents, fraîchement sortis d’une énième école de commerce, qui les commandent comme s’ils en avaient la légitimité, aux clients toujours de plus en plus pauvres et de plus en plus rares. Que leur travail est vain. Qu’il le devient de plus en plus. Qu’ils n’y vont que pour le salaire qu’ils reçoivent à la fin du mois et que le seul plaisir de la journée se trouve lors de la débauche, quand leur clef de voiture épouse enfin le neiman de leur taco. Il n’y a bien souvent que les jeunes autour d’une trentaine d’année qui se laissent encore convaincre qu’ils ont de quoi faire ici. Que tout ça vaut le coup. Que les chiffres que le magasin génère sont les leurs. Qu’ils peuvent monter, comme si les destins sociaux n’étaient pas tracés. Naïfs qu’ils sont. Les vieux, eux, ils ont bien vu que leur compte bancaire flirt avec le négatif et que le crédit n’en finit pas. Depuis le temps qu’ils sont là, ils font partie du décor et on n’ose plus remettre en question leur compétence. De toute façon, les virer, ça coûterait trop cher donc on les tolère. Ils ne sont pas dynamiques, mais représentent par leur présence dans l’entreprise, pour les jeunes les moins aiguillés, qu’un avenir est peut-être envisageable ici.
Malgré tout ce que j’ai pu dire, je reste un amoureux du genre humain. Je sais que tous, autant qu’on est, on fait ce qu’on peut. Et que l’homme reste, dans l’ensemble, un être qui aspire au meilleur. Les cadres avec toute l’inimitié qu’ils m’inspirent instinctivement, eux aussi souffrent de la fiction au travail. Ils sont poussés par leur hiérarchie à toujours plus d’inhumanité, à toujours plus de surveillance. Ils sont peut-être même plus contaminés par cette fiction que nous, les employés du bas. Après tout, c’est eux qui la récitent le mieux. C’est eux, les fantassins du capitalisme. Les idiots utiles. En attendant, merci les vieux. Grâce à vous, votre courage et vos blagues, je ne suis pas encore en prison.