Le spectateur vivant

La connexion unique entre chaque spectateur et la scène. Artus Rolland, 2025.

Ou comment un numéro de siège devient animé

Je m’explique : dernièrement, je me suis rendue au CCNN. (Oui, encore.) Un ensemble de performances de danse qui s’appelait « moche » avait eu lieu plus tôt dans l’année et malheureusement, je n’avais pu y assister parce qu’elles avaient toutes lieu durant mes horaires de taf. Shit happens. Et puis finalement, l’une de ces chorégraphies, celle de Laurent Cebe, accompagnée de Jonathan Poulet, a été reprogrammée ! Victoire sur le destin, je m’y rends avec mon ami Léo.

Une grande toile de 5x7m est étendue derrière eux, on y voit des formes abstraites et géométriques aux couleurs primaires, elles traversent l’espace et un carré de couleur jaune en appui sur les contours. La toile est étendue, mais un petit rebord vient lécher la scène. Sur ce bout d’écume de toile repose la batterie de Jonathan Poulet ainsi qu’un micro sur pied et le danseur-chorégraphe. Le musicien, donc, se tient en retrait, assis, berçant sa guitare. Enfin, des guirlandes de jardins, répondant au code couleurs, dessinent la hauteur, l’espace du plafond de la scène. Laurent Cebe est déjà sur scène, à demi allongé, dans la longueur du plateau. Il s’étire, gesticule, parle avec le premier rang et échange des regards discrets avec son acolyte de spectacle. Toutes les lumières demeurent allumées, celle du soleil n’est pas non plus occultée, on partage un intérieur qui répond au code du privé. Cela rajoute à l’ambiance spectacle d’enfant, à l’ambiance kermesse. La salle est comble, la danse débute. Laurent Cebe performe au sol pour commencer, puis se redresse, non pas sur deux, mais sur quatre points : pieds et mains. Il fait « danser » ses doigts, comme des mini-lui. La vue de cette mise en scène fait écho en moi. Je n’avais jamais ressenti cette impression auparavant, comme si de petits corps dansaient dans un plus grand corps. C’est un sentiment que je recroiserai plus tard dans la représentation. Au fur et à mesure de la danse, la scène se fait de moins en moins silencieuse, Jonathan Poulet intègre l’espace principal, sous les « projecteurs » (espace délimité par la toile peinte). Alors, ils deviennent un vrai duo. Ils jouent ensemble, passent par une multitude d’expressions, de sentiments, du plus mièvre au plus hardcore, du plus tendre à la transe. Leurs visages ne sont pas toujours en cohérence avec leurs gestes, et les artistes semblent parfois s’en inquiéter. Ils ne sont pas maîtres de leurs corps, de leurs mouvements. La danse contemporaine, qui demande en temps normal technicité et contrôle, est mise à mal. Bref, je passe un bon moment quand, subrepticement, des rires agitent mes pairs, ces autres spectateurs. Pourquoi riez-vous ? Je rentre en empathie avec les performeurs, j’essaie de leur dire par mon regard que MOI, j’ai saisi le message, vous souffrez, votre art se perd dans la technique trop digérée par des années de conservatoire et de travail contre des mouvements naturels, des chorégraphies castratrices musculairement parlant. Je m’emporte. Je me retourne en moi-même et me souviens qu’il y a peu, j’avais déjà ressenti une fracture avec mes semblables lors d’un autre spectacle. Mais alors, depuis quand les spectateurs prennent-ils de plus en plus de place dans mon plaisir/déplaisir lorsque j’assiste à une représentation d’art vivant ?

Il faut que je traite ce problème, car, de toute évidence, cela va se reproduire. Il n’est de spectacle sans public. Ainsi, suis-je condamné à vivre cet art accompagné d’anonymes, qui plus est, je n’ai pas assez d’amis et d’amis d’amis pour opérer une razzia à la billetterie. Ce qui m’embête, ce sont les rires. Ce qui est un comble pour celle et ceux qui me connaissent, je ris en toutes circonstances, alors POURQUOI, dans cette configuration, ces rires m’apparaissent-ils comme déplacés, malpolis, ingrats, indécents ? Oui, je suis encore en rogne. Le point commun avec la dernière fois où le public a ri (au mauvais moment et trop fort), c’était l’éclairage de la salle. En plus, ici, il y avait des enfants, et pas un ou deux, non, il y en avait plein la grange. Ces rires étaient-ils disproportionnés pour faire comprendre à ces rondelettes caboches pleines de bouclettes qu’ils passaient un instant de félicité, et que, sans les rires gutturaux de leurs aînés, ils auraient à peine saisi qu’ils étaient dans une salle de spectacle ? Autre point pour lequel ces rires m’ont désolé, c’est que je n’intégrais pas pourquoi les gens riaient à des instants qui, à mes yeux, étaient déchirants de désespoir. Ok, certains passages frisaient le burlesque, mais d’un burlesque absurde, qui tient plutôt du tragique-comique que du clownesque version foire du trône. La question pour moi, c’était : où est le corps, où est l’apprentissage, la domestication de ce corps au travers de l’art, l’apprivoisement de la technique, musical pour Jonathan Poulet, chorégraphique pour Laurent Cebe. Où se trouve mon corps à des instants donnés ? Alors peut-être qu’il faut intégrer à cela une autre question : est-ce que le spectateur contrôle le geste ? Je suis d’accord avec le fait de ne pas être une spectatrice passive, MAIS j’aime bien mon rôle d’anonyme. Est-ce que c’est à cause de ma consommation d’autres formes d’art, qui me tiennent plus éloignée de leurs créateurs ? (Cinéma, peinture, sculpture) Surtout avec la danse, je me sens plus pudique émotionnellement, plus qu’avec le théâtre par exemple. Je ne suis pas allé voir un vaudeville, merde. MAIS QUE FERAIT MARCEL DUCHAMP ?

Certes, les artistes se dévoilent à haut risque, c’est de l’art Xtrême. Durant moche, Laurent Cebe et d’autres artistes ayant participé à ces capsules disent « expérimenter » les canons du laid. Cela nécessite un réel effort, j’imagine. À certains moments de la représentation, ils mimaient avec leurs visages un épuisement mental qui leur coûtait, en total désaccord avec leurs corps en mouvement. J’ai noté que c’était cette dichotomie qui faisait rire mes confrères. Flûte. Bientôt six mille caractères et toujours pas de solution. Alors que faire ? (Se demandait Lénine) Ravaler mon seum en désespoir de cause et croiser les doigts pour que cela n’advienne plus ? Faire preuve de tolérance envers mon prochain ? Écrire un autre article et pourrir la ligne éditoriale de La Ration ? La réponse D.

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