La post-modernité

Illustration représentant une tête plantée,
par Isaïe Biotteau.

Dépend-elle de l’écologie politique ?

« Que faire si nous ne pouvons plus avancer ni reculer ? Déplacer notre attention. Nous n’avons jamais ni avancé ni reculé. Nous avons toujours trié activement des éléments appartenant à des temps différents », B. Latour, Politiques de la nature (1999), Paris, La découverte, 2004.  

Crise écologique, crise de la sensibilité

De l’intime conviction portée par chaque cœur empreint d’espoir à l’indifférence grandissante des acteurs de la distribution ou bien de multinationales qui placent ses stratégies commerciales autour de visions éco-responsables, la planète qui nous sert d’habitat s’est logée dans l’épicentre de notre existence et au sein de notre présupposée autosuffisance. Dès lors que le sol foulé par les expertocrates, militants et septiques a été le même sol que celui d’une révolte invisible de la sensibilité, la manière d’habiter celui-ci est devenu éminemment écologique dans la mesure où le respect de l’habitat devenait consubstantiel aux régulations de nos besoins. Par ce biais, cette dernière a su s’immiscer dans la vie publique en prenant part par sa médiatisation à un statut de phénomène social.

L’écologie politique, face à ce défi, fut l’une des pensées émergentes du siècle dernier. C’est une vision politique fondée sur la coopération, la solidarité et la démocratie prenant en compte les enjeux environnementaux et socio-économiques à la suite de l’avènement de la crise écologique. Elle est la refonte d’une nouvelle conception en lien avec le dépassement de l’homme fini face au monde moderne en perpétuel expansion. Le parti pris de l’écologie politique est lourd de préjugés bien-pensants dans un cadre politico- économique de croissance infinie. Le contexte actuel ne permet pas d'éviter le décentrement, conséquence, lui aussi, des praxis sociaux-culturelles depuis la révolution industrielle. Peut-on alors conjurer cette pollution latente qui dessine les conditions d’existences ? Un pied à terre dans l’écologie politique suppose une volonté de pluralité d’actions (en encourageant ainsi l’éducation, la sensibilisation et la mobilisation de tous les agents qui composent la société). Or « c’est aussi s’affranchir d’une politique néolibérale et présupposer un libre arbitre à toute épreuve, créateur de puissance d’agir, d’agency »(B. Latour, “Nous avons changé de monde”, Entretiens, I).

Ce monde dans lequel évolue ce schéma de pensée est caractérisé par la mise en avant de la relativité de la vérité et des normes et rend ainsi compte des transformations profondes de la société contemporaine, on le caractérise comme postmoderne. La postmodernité remet alors en cause les idéaux de la modernité, tels que la raison, l’universalisme ou encore le progrès qui ont été dominants depuis le XVIIIe. Cette époque traîne derrière elle les spectres du modèle productiviste et consumériste de la modernité (la globalisation, l’essor de la connaissance et de la culture).

Quelle éthique pour l’écologie politique ?

Dans ce climat délétère, comment penser l’écologie politique ? (A fortiori, vue comme réponse nécessaire face au défi de la post-modernité, en quoi l’écologie politique peut incarner le tournant éthique de cette époque ?) Qu’il s’agisse d’ailleurs d’une condition pour que la post modernité se développe en lien avec les préoccupations de son temps ou bien d’une extension politique nouvelle qui repense les relations macro et micro de l’Homme.

Nous avons vu précédemment que la postmodernité, cherchant à s'émanciper des visions totalisantes de la modernité, s’est vue paradoxalement contrainte à se bâtir dessus. Et si ses présupposés moraux cherchent à s'en différencier, ses préoccupations temporelles sont les mêmes, car la modernité a su marquer, notamment par le XXe  siècle, la relation de l’homme aux objets environnementaux et techniques. Au sein desdits objets, se trouve un paramètre essentiel à la reconstruction éthique et politique postmoderne : la relativité des normes et de la vérité exposée précédemment (nous évoquons ici la scission épistémologique latourienne, de la connaissance scientifique à ses objets opposant deux dualités, d’un côté science/croyance, de l’autre, faits/valeurs).  En effet, il s’agit du manque de continuité possible entre le monde des hommes et l’accès aux vérités, toujours plus lointaine, plus nichée, « non faites de mains d’hommes » (B. Latour, Politiques de la nature (1999), Paris, La découverte, 2004, p.23). L’homme ne produit pas de réalité objective, à l’image du scientifique politisé postmoderne, devenu omniscient ; il constate, il se dépossède de ses réactions au sein du collectif.

La mise à mal de l’action écologique par les sciences a instauré une éthique qui ne parle que pour elle-même, à l’inverse de la politisation de la Science s’accaparant des visées politico-morales. Aussi, “la science manipule les objets et renonce à les habiter… Elle est ce parti pris de traiter tout être comme “objet en général”, c'est-à-dire à la fois comme s’il ne nous était rien et se trouvait cependant prédestiné à nos artifices.” (Ibidem, p.39)

L’importance des appartenances et de la relation en un sens consensuel entre les objets environnementaux et techniques est constitutive de l’écologie politique. D’autre part, elle est primordiale pour la postmodernité, qui ne cesse de se décentrer, de faire un monde avec ses objets en exploitant le monde commun (le vivant, le terrestre, celui qui nous ancre dans les racines de l’humanité). Par clin d'œil à l’analyse latourienne, l’acteur individuel, de la même manière que chaque acteur du collectif doit parler en son nom pour une visée systématique, cet acteur habite davantage l’éthique même, il perd le potentiel d’action de sa singularité. Il en va de même pour nos manières de vivre ainsi que la conduite des individus en société. Ces deux directions définissent les sciences de la morale, à savoir notre éthos.

De l’animal-machine au jardin d’Eden, la désillusion

On peut questionner la cause de la construction de l’éthique postmoderne. Ce faisant, l’ère de l’Anthropocène a fait resurgir plusieurs réactions. Tout d’abord le parallèle avec la conception cartésienne, afin de réhabiliter l’habitat de l’homme, mais cette fois-ci à l’image du jardin d’Eden. Autrement dit, la science avec la vision cartésienne a démystifié la nature “Par la nature je n'entends pas quelque déesse ou autre puissance imaginaire », (“Traité du Monde ou de la Lumière”), la thèse de l’animal machine a imagé la relation au vivant, alors, de fait, quand on passe à l’image du jardin d’Eden (délice terrestre, mythe du paradis de la genèse), on renoue innocemment avec l’idée de jouir sans modération, d’être et de déborder d’abondance. Sans oublier, pour noircir le tableau, que ce changement de paradigme illustre l’impossible prise de conscience de la mobilisation humaine. Sans mentionner également que le retour au mystique témoigne du décentrement de l’anthropocène, loin de ses racines, il fonde à tour de bras des objets qui forment un microcosme anthropocentré.

Différemment, l’idée de conservation a émergé, poussée par l’instinct humain rappelé à ses devoirs par les lois naturelles. La cause de la modulation d’une éthique face au devenir remet en question notre action pratique.  Peut-on déterminer s’il s’agit d’un besoin de l’homme en réaction à un environnement en perpétuel expansion qu’il l’a lui-même créé et dont il cherchait à s’émanciper, ou s’il s’agit là d'une cause purement idéologique ? Ce besoin d’une morale est causé par la désuétude des agencements postmodernes, incompatibles avec notre époque ; de là, une reconstruction de l’éthique est induite. En ce sens, les mouvements de l'écologie politique se placent comme consubstantiels aux appartenances et potentiels de la post-modernité. Rejoignant l’éthique environnementale, elle fait coopérer chaque acteur du collectif afin de retisser les liens de la modernité. On pourrait imager cette explication par la réunification des prisonniers de la caverne à la vérité, celle-ci, désormais unifiée par les appartenances de l’homme aux objets et les relations inter-espèces. Autrement dit, les normes et les recherches de vérité déploient un sol fertile pour légiférer selon les écosystèmes et non plus contre ceux-ci dans une logique d’exploitation.

La pérennité des hommes est étroitement liée à sa racine, qui n’agit pas comme une dépendance vitale mais comme un lien de sens ; elle embrasse ainsi la diversité des espèces et regroupe leurs identités. Pour les hommes, elle fait naître leur individualité, l’ipséité.

De l’éthique et de la participation au collectif: la non réciprocité

L’écologie politique ne se substitue pas aux injonctions de la société mais permet de restaurer une démocratie de droit et de fait qu’il s’agisse aussi bien du particulier que de la  plus grande échelle. La postmodernité, qui questionne la relativité de la vérité et des normes, cherche en partie à créer des délibérations au sein des débats publics. Seulement, il n’est plus question de délibération proprement expertocrate mais bien d’une délibération propre qui s’exerce dans chaque individu comme le souligne ce basculement de l’éthique. Autrement dit, une éthique qui n’est plus cohérente avec son temps et ses appartenances n’est pas seulement appauvrie, elle voit ses capacités de réaction annihilées. Ce n’est donc plus un monde différent dans lequel l’homme s’identifie, mais la perte d’un monde commun. Autrement dit, le cosmos n’a pas changé, c’est la perception humaine qui en a déguisé le sens : le monde commun en tant que planète, habitat et non produit (l’erreur d’un “nouveau monde” c’est l’exemple des changements technologiques, pas ceux des sols fertiles).

Ce qui n’est plus relève de la temporalité, nous n’avons certes pas transformer notre foyer mais nous lui avons soustrait sa conservation naturelle (l’anthropocène, c’est le début d’une relation où l’homme n’est plus mortel face à l’immanence mais où il rend son foyer mortel selon l’accroissement de ses propres productions). Ce projet participatif,  éminemment politique car démocratique, est celui de l’écologie politique, qui partant d’une reconstruction éthique, permet d’agir in fine sur les questions centrales de la postmodernité.

Du “rien” à la vie, à l'éthique ou à la politique ?

Cependant, qu'il s’agisse du projet d’écologie politique ou d’une éthique environnementale (ici la distinction des deux est fondamentale, l'éthique environnementale se distingue de l'écologie politique en tant qu'elle renvoie surtout à une éthique stricte qui pose le juste comme l'égal en opposition à l'écologie politique qui construit une législation participative par les agencements postmodernes techniques et scientifiques et qui dépeint aussi une conception anthropocentrée de nos sociétés.), on observe la même manière de se rapporter à la vie, à savoir son présupposé moral éminemment bon que la vie porte en elle-même comme un intérêt à privilégier. «En reprenant le problème de Leibniz: «Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?» Il dit qu’il faut poser la question: «Pourquoi y a-t-il quelque chose qui vaut plutôt que rien?» Et ce qui vaut plutôt que rien c’est d’abord la vie.», («l’Éthique, le Politique, l’Écologie», Le Bord de l’eau, N° 56, (Janvier 2018), p.36).  En ce sens, la conservation de la vie par l’écologie politique serait par là un humanisme en tant que conservation des biotopes pour assurer une humanité qui nous succède. On pourrait alors parler d’une éco-construction de la vie, intégrant la vie dans sa dimension universelle et dans ce qu’elle a de plus précieux, la conservation inter-espèces en lien avec le caractère postmoderne qui cherche à réintégrer une médiation au débat politique.

Le terrain glissant de l’écologie politique: du laboratoire à l’assemblée

Cependant, bien qu’elle intègre une pluralité au débat, la post modernité a besoin d’une marge de négociation que l’écologie politique se voit contrainte d’assurer, «Parce que si l’on n’a, comme réplique au monopole des experts, que la groupuscularisation de l’opinion, de fait nous opposons un phénomène ultra-minoritaire à un phénomène élitiste, alors qu’il faut sortir de cette alternative.», (Ibidem, p.39).  Le danger de l’écologie politique se situe sur la limite que nous essayons de déterminer, à savoir que tout ce que l’on peut faire doit être fait. La mesure de l’éthique réside dans l’idée de la capacité de faire. C’est la postmodernité qui tranchera la mesure de ses actions en distinguant par l’essor des acteurs du collectif au sein de la médiation politique le pensable et le possible. Dès lors, cette marge de manœuvre fera de l’écologie politique plus qu’une condition à la postmodernité déjà en marche, elle sera une capacité essentielle de restructuration de la postmodernité dans sa position revendicatrice d’une émancipation aux injonctions modernes universalistes.

Synthèse

Enfin, l’écologie politique dans son insertion contemporaine témoignant d’une prise de conscience peut la dissoudre dans les diverses positions et partis politiques faisant d’elle une nécessité aux acteurs du collectif qui l'empêcherait d'être en elle-même pérenne dans la réalisation globale de son projet éthique. « Dans une société donnée, plus on parle d’une valeur, d’une vertu, d’un preste collectif, plus c’est le signe de son absence.», (J. Ellul, Le temps de la responsabilité. Entretiens sur l’éthique (1991), Paris, Fayard, 2013, p.23)

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