L’excès naturel et sa consommation humaine

Illustration de corps nu stylisé,
Par Isaïe Biotteau.

L'énergie naturelle abondante et son effet sur l’homme

L'énergie que procure la nature est proprement abondante. La vie dans son ensemble est un débordement par sa nature même. L’énergie solaire est la source du développement exubérant de la vie : l'origine et l'essence de notre richesse sont données dans le rayonnement du soleil, qui dispense énergie - richesse - sans aucun retour. Le soleil donne sans jamais recevoir. Les hommes en étaient conscients bien avant le développement de l'astrophysique moderne qui a pu mesurer cette prodigalité incessante ; ils l'ont vu mûrir les récoltes, donner la vie, accroître leur environnement et ils associaient sa splendeur à l'acte d’une pure donation. L'organisme vivant sur cette terre, dans une situation déterminée par le jeu de l'énergie à la surface du globe, reçoit habituellement plus d'énergie que ce qui est strictement nécessaire pour maintenir la vie ; si le système ne peut plus croître, ou si l'excédent ne peut être complètement absorbé dans sa croissance, il doit nécessairement être perdu sans profit ; il faut le dépenser, volontairement ou non, de manière glorieuse ou catastrophique. Le fait qu'en règle générale un organisme dispose de ressources énergétiques supérieures à celles nécessaires aux opérations qui maintiennent la vie (activités fonctionnelles et, chez les animaux, exercices musculaires essentiels, recherche de nourriture) est évident à partir de fonctions telles que la croissance et la reproduction. Ni la croissance ni la reproduction ne seraient possibles si les plantes et les animaux ne disposaient pas normalement d'un excédent. Le principe même de la matière vivante exige que les opérations chimiques de la vie, qui demandent une dépense d'énergie, soient rémunératrices, productrices d'excédents. Cette dépense nécessaire de l'excès est un élément que le philosophe Georges Bataille conceptualise et élucide dans La Part Maudite. Si l’homme nie cette dépense, comme il y est constamment poussé par la conscience d'une nécessité, sa négation ne modifie en rien le mouvement global de l'énergie : celle-ci ne peut s'accumuler sans limite dans les forces productives ; finalement, comme un fleuve dans la mer, il est voué à nous échapper et à nous perdre. En un sens, la vie s'étouffe dans ces limites trop étroites ; il aspire de diverses manières à une croissance impossible ; il libère un flux constant de ressources excédentaires, entraînant éventuellement un gaspillage important d’énergie. L’homme, dans la mesure où il est animé par cet excès d'énergie du monde, doit trouver un moyen de le dépenser. 

Le sacrifice comme consommation 

Ces dépenses peuvent prendre diverses formes, comme des dépenses somptueuses, des démonstrations de richesse extravagantes ou même des comportements destructeurs. Dans le cadre philosophique de Bataille, la consommation est intimement liée aux thèmes du sacrifice, du tabou et du sacré. Il suggère que les actes de consommation impliquent souvent une transgression des normes et des frontières sociétales, brouillant la distinction entre le sacré et le profane. De plus, Bataille considère la consommation comme un moyen de faire face aux limites inhérentes à l'existence humaine en contraste avec la pure abondance de l'énergie du monde naturel. Dans le monde aztèque par exemple, leur vision du monde est singulièrement et diamétralement opposée à la perspective orientée sur l’activité que nous avons au sein d’une société capitaliste et industrialiste. La consommation occupait une place

aussi importante dans leur réflexion que la production l’est dans la nôtre. Ils étaient tout aussi préoccupés par les sacrifices que nous par le travail. Le soleil lui-même était à leurs yeux l'expression du sacrifice. C'était un dieu qui ressemblait à un homme. Il est devenu le soleil en se jetant dans les flammes d'un brasier. Ce mythe s'accompagne de la croyance selon laquelle non seulement les hommes, mais aussi les guerres, ont été créés « pour qu'il y ait des gens dont le cœur et le sang pourraient être pris pour que le soleil puisse les manger ». Comme le mythe, cette croyance véhicule évidemment une valeur extrême accordée à la consommation. La victime est un surplus prélevé sur la masse des richesses utiles. Et il ne peut en être retiré que pour être consommé sans profit, et donc entièrement détruit. Il en est de même aussi pour les cadeaux et les offrandes. 

Le cadeau comme consommation

Le « marchand » aztèque ne vendait pas ; il pratiquait le tamis-échange : il recevait des richesses en guise de tamis du « chef des hommes » (du souverain, que les Espagnols appelaient le roi) ; il fit présent de ces richesses aux seigneurs des pays qu'il visita. En recevant ces cadeaux, les grands seigneurs de cette province s'empressèrent de donner en retour d'autres cadeaux... afin qu'ils fussent offerts au roi… Un article d'échange, dans ces pratiques, n'était pas une mince affaire ; elle ne se réduisait pas à l'inertie, à l'apathie du monde profane. Le don qu'on en faisait était un signe de gloire, et l'objet lui-même avait l'éclat de la gloire. En donnant, on exhibait sa richesse et sa bonne fortune (son pouvoir). 

Le « marchand » était l'homme qui donne, à tel point que son premier souci, au retour d'une expédition, était d'offrir un banquet auquel il invitait ses confrères, qui rentraient chez eux chargés de cadeaux. Ce n'était qu'une fête célébrant un retour. Mais si un marchand devenait riche et s'estimait riche, il donnerait une fête ou un banquet pour tous les grands marchands et pour les seigneurs, car il eût été considéré comme vil et d’une bassesse sans nom, de mourir sans avoir fait quelque dépense splendide qui pourrait ajouter de l'éclat à sa personne en lui manifestant la faveur des dieux qui lui avaient tout donné. 

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