La peur du trop-de-nous

Par Tyko Sevehon-MacKellar.

Un regard généalogique sur les débats à propos de la surpopulation

Dans un monde où la population mondiale atteint des chiffres sans précédent et où aucun obstacle à sa progression ne semble envisageable, la question de la surpopulation émerge comme un enjeu brûlant de notre époque. Ce défi démographique, sans se limiter à la simple croissance numérique de nouvelles petites têtes blondes futures consommatrices de séries américaines et de cafés Starbucks à 10 euros, engendre une multitude de questions cruciales, notamment celles liées à l'écologie et à la soutenabilité environnementale. Bien que cela puisse paraître étonnant au premier abord, cette question n’a rien de récent, son histoire complexe remontant à plusieurs centaines d’années. Nous proposerons dans cet article une brève revue des discussions historiques précédant notre époque afin, peut-être, d’apporter au lecteur un nouveau regard généalogique sur la réflexion contemporaine au sujet de la surpopulation.

Le débat Ricardo-Malthus au début du XIXe siècle

Théorie articulée par l’économiste et prêtre anglican Thomas Malthus en 1798 dans An Essay on the Principle of Population, le malthusianisme repose sur une idée centrale simple : la croissance démographique, telle qu’elle évolue en s'accroissant, tend à déborder l’espace terrestre et sa capacité à fournir les ressources suffisantes pour un soutien durable de l’augmentation de la population. C’est cette idée qui sera propulsée au devant des débats de l’époque à propos de la croissance démographique, de la rareté des ressources et de la soutenabilité de l’environnement. Pour Malthus, la population humaine possède une tendance naturelle à croître de manière exponentielle, tandis que, selon ses observations, la production des ressources nécessaires aux populations croît de manière arithmétique. C’est pourquoi cette disjonction fondamentale entre la croissance de la population et la croissance des ressources condamne inévitablement l’humanité à subir des crises de surpopulation caractérisées par les famines, les maladies et d'autres formes de catastrophes sanitaires, guerrières, etc. Malthus étoffe son argument en expliquant que la croissance de la population trouve ses limites dans la disponibilité en nourriture, en eau et en espace vital : lorsque les besoins de la population dépassent ce que l'environnement est capable de prodiguer en terme de ressources vitales (nourriture, eau et espace), les conditions de vie humaine se détériorent et des points de tension apparaissent là où les ressources viennent à manquer. À Malthus d’insister que même si la population peut temporairement croître au-dessus des limites imposées par la nature grâce à des avancées techniques et/ou des améliorations temporaires des conditions de vie, elle finira toujours par être rattrapée par la réalité concrète d’un environnement qui, même assisté par des évolutions structurelles importantes, aura toujours à offrir des famines (provoquées par la différence entre population et les stocks de nourriture), des épidémies (facilitées par la densité de population et l’insuffisance de médication) ou des guerres pour l’appropriation des ressources devenues rares. L’onde de choc intellectuel du malthusianisme, en raison de ses observations et conclusions alarmistes, ne fit pas tarder les critiques de ses contemporains. Un des plus grands opposants de Malthus n’était autre que l’économiste et politicien David Ricardo, qui engagea au début du XIXe siècle un grand débat entre les deux penseurs (c’est le débat “Ricardo-Malthus”). L’histoire fera de cette discussion un moment capital de l'histoire de la pensée économique et politique. Ricardo, à l’aide de la théorie de la rente différentielle et de son optimisme quant aux possibilités de croissance économique permises par les gains de productivité, en arrivait à la conclusion qu’il est faux de croire que la croissance démographique doit être nécessairement tenue responsable de la baisse du niveau de vie, car elle est d’abord un fort stimulant de la production et de l'innovation agricole. Ce dynamisme de la productivité permis par l’accroissement de la population permettait ainsi, selon Ricardo de répondre à la demande toujours plus élevée en  nourriture, s'opposant ainsi à Malthus, qui ne cessait de mettre en garde ses collègues concernant les limites imposées par la croissance exponentielle de la population sur les ressources disponibles. Tandis que Ricardo envisage un avenir où les progrès technologiques et le développement économique sont capables de compenser les pressions démographiques, Malthus insiste toujours sur le risque de catastrophes économiques et sociales découlant de la surpopulation.

Renouveler le débat à l’aune de la globalisation : The Population Bomb

The Population Bomb est le titre d’un livre publié en 1968 par Paul. R. Ehrlich. Tel Malthus avant lui, il alerte à propos des effets de la croissance démographique infinie sur les ressources naturelles finies trouvables au sein des systèmes écologiques. Cet ouvrage va, 150 ans après le débat Ricardo-Malthus, remettre sur le devant de la scène les discussions socio-économiques à propos de la surpopulation et introduire des considérations inédites, parmi lesquelles figurent le développement durable et la recherche d’équilibre entre croissance économique et préservation de l’environnement. L’écho du livre best-seller est retentissant : les lecteurs, par la plupart ignorants les théories malthusiennes, sont frappés par la thèse soutenue par Ehrlich : si la croissance démographique n’est pas freinée dans son élan, alors les famines, les dégradations écologiques, les guerres et les bouleversements sociaux seront inexorables. Comme avec l’économiste anglican, le tableau est sombre. Sans politique écologique majeure allant de pair avec des politiques de contrôle démographique, alors la Terre sera condamnée à voir s’affronter les hommes pour l’accaparement des ressources raréfiées par la combinaison du développement industriel (énergies fossiles, pollution mécanique, déforestation etc.) et du développement de la population mondiale (manque d’espace agricole et d’espace vital, pollution domestique, augmentation de la consommation, etc.). Cependant, tel Ricardo contre Malthus, de nombreux scientifiques et intellectuels ont contesté le récit développé dans The Population Bomb. Mettant en avant les formidables avancées technologiques depuis le milieu du XIXe siècle et les nombreux progrès réalisés dans le domaine de la gestion des ressources naturelles, les détracteurs de Ehrlich lui reprochèrent sa tendance alarmiste et attrape-nigauds, soulignants que depuis l’an 1800, la population mondiale avait triplé dans les années 1970, passant de 1 à 3 milliards en moins de 200 ans sans pour autant que des catastrophes socio-écologiques de grande ampleur puissent être imputées à la surpopulation.  Aujourd’hui, nous savons que le taux de fécondité a considérablement diminué à l’échelle mondiale, et de nombreuses études statistiques ont démontré que la tendance à la “surreproduction” observée dans certains pays en voie de développement répond à une adaptation nécessaire face à des taux de mortalité infantile plus élevés que la moyenne. En revanche, à partir du moment où le niveau de vie se stabilise autour d’un noyau capable de répondre aux besoins vitaux des personnes, comme c’est le cas des pays développés, alors la fécondité chute de manière drastique, de telle sorte que le nombre d’enfants par femme passe dans certains pays en dessous du niveau suffisant pour assurer un renouvellement de population. Ces observations contemporaines mettent à mal la récupération malthusienne de The Population Bomb, qui s’oppose en fait à la possibilité d’un frein naturel contre l’accroissement démographique en soulignant l’impossible nécessité de mesures concrètes pour une gestion de la natalité. Au milieu de ces discours, entre peur viscérale de l’infestation humaine et tentatives de réassurance quant aux ressources infinies que l’esprit humain est capable de mobiliser pour faire face à la finitude des ressources naturelles, émerge un consensus qui dégage une interconnexion des tendances démographiques avec les défis socio-économiques et écologiques dans leur sens large, soutenant le besoin d’une approche nuancée et holistique pour la garantie d’un avenir véritablement durable pour l’humanité.

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