Générations futures
Illustration d’une aiguille transperçant un humain à terre, par Isaïe Biotteau.
Les obligations envers ceux qui n’existent pas (encore)
Le devoir de conserver une planète vivable pour le bien des générations futures a ceci de particulier qu’il ne concerne pas seulement des individus contemporains : c’est aussi un devoir que des personnes ont envers celles qui leur succéderont dans le temps, et qui n’existent donc pas encore. Nous allons voir qu’en conséquence, ce devoir est un peu plus complexe à penser que la plupart des devoirs moraux.
Le problème de l’identité
Le problème initial qui rend ce devoir de préserver notre planète complexe est un problème factuel. Il a été soulevé par Derek Parfit, dans Reasons and Persons. Les faits sont les suivants. Premièrement, on accordera que le fait de grandir à partir d’ovules différents est une propriété distinctives nécessaires entre deux personnes ; deux individus ne peuvent pas être le même individu s’ils se sont développés à partir de deux ovules différents : deux ovules, deux personnes. Deuxièmement, c’est une vérité biologique que chaque mois, c’est un nouvel ovule qui se trouve fécondable chez un être humain. « Nouveau » ici signifie qu’il s’agit d’un autre ovule remplaçant le précédent, pas seulement d’un ovule ayant des propriétés différentes.
De ces deux faits, on peut en conclure un troisième : si nous imaginons un premier cas possible dans lequel deux parents procréent le 24 février 2024 (c’est-à-dire : un ovule est fécondé ce jour), et un deuxième cas dans lequel les deux mêmes parents procréent le 25 mars 2024 (soit un mois plus tard), on doit en déduire que ces parents ne donneront pas naissance au même individu dans les deux cas. En effet, un mois séparant les deux procréations possibles, elles se feront via ces deux ovules différents ; or, on l’a vu, deux ovules, deux individus différents. Et pas seulement deux individus ayant des propriétés différentes, comme moi-même j’ai des propriétés différentes du moi petit-enfant ; on veut dire, deux individus différents comme je suis différent de vous. En philosophie, on dira « numériquement différents », pour signaler qu’il y a deux individus.
L’impossibilité de chercher à ne nuire à personne
Voyons les conséquences que ce fait a sur la manière dont on peut concevoir les devoirs envers les générations futures. On pourrait vouloir penser que nos devoirs envers ces générations sont des devoirs de non-nuisances, comme beaucoup de nos devoirs moraux envers nos contemporains. Le devoir de respecter l’intégrité physique des autres, par exemple, est typiquement un devoir de non-nuisance. On peut essayer de quantifier la nuisance que l’on inflige à autrui. Une manière de quantifier cette nuisance serait d’attribuer un certain score de bien-être d’une personne, et de comparer ce score avant et après une action ayant des conséquences sur la vie de la personne : si le score de la personne s’en trouve diminué, on a causé une nuisance à cette personne, mais s’il s’en trouve augmenté, on a causé un bien à cette personne.
Ce genre de calcul ne pose aucun problème pour nos contemporains. Mais que ce passe-t-il si on l’applique aux générations futures ? Parfit remarque qu’une grande politique écologique (le genre de politique ayant des implications sur la vie quotidienne des personnes) peut bouleverser la vie des gens, au sens où, comme par effet papillon, les gens n’auraient pas agi exactement de la même manière au quotidien si jamais une telle politique n’avait jamais été appliquée. Par exemple, le 24 février 2024, dans un monde où cette politique a été appliquée, deux conjoints choisissent de procréer ce soir-là ; mais dans un autre monde où cette politique n’a pas été appliquée, ces deux mêmes conjoints choisissent de ne rien faire le 24 février 2024 et ne procréent pas ce soir-là, mais dans ce même monde, le 25 mars de la même année, ils choisissent de procréer. Nous l’aurons compris, ce couple ne donnera pas naissance au même individu dans les deux mondes. À plus grande échelle, on voit que de grandes décisions politiques peuvent bouleverser le quotidien des individus d’une nation, et même d’un monde entier, de telle sorte que la décision change l’identité des personnes futures : chacune ou presque des personnes futures n’auraient tout simplement pas existé si cette décision politique n’avait pas été prise, car leur parent aurait procréé à d’autres moments, impliquant d’autres ovules.
Mais alors, si ces personnes n’avaient pas existé sans cette décision, les conséquences réelles de cette décision dans le future ne nuisent ou ne profitent à personne : on ne peut en effet pas comparer le score de bonté de la vie des personnes futures entre le monde possible dans lequel cette politique a été appliquée et celui dans lequel elle n’a pas été appliquée, puisque ces personnes n’existent tout simplement pas dans le monde où elle n’a pas été prise. Leur score ne peut donc pas baisser, et on ne peut pas dire qu’on leur a causé une nuisance. En somme : aucune action d’ampleur présente ne semble pouvoir logiquement nuire à des personnes futures.
Peut-on décider n’importe quoi ?
La gravité de ce problème est importante : puisqu’il est logiquement impossible de nuire à des personnes futures avec des décisions politiques de grande ampleur, on peut décider n’importe quoi, puisque cela ne nuira à personne. Mais ça ne peut pas être vrai : nous avons l’intuition qu’il y a bien de mauvaises décisions à ne pas prendre ! Comment sauver notre intuition ? Une solution, proposée par Ori Herstein dans « The Identity and (Legal) Rights of Future Generations », consiste à accorder des droits aux générations futures. Un droit, selon Herstein, émerge d’un intérêt à défendre (on pourra accorder que c’est au moins une source possible d’un droit, à défaut d’être la seule). Pour éviter le problème de l’identité, il propose de concevoir les personnes futures comme appartenant à un type d’individus. En tant qu’appartenant à un type, ces individus ont certaines propriétés, et de ces propriétés naissent des besoins, et ainsi des intérêts. Si les individus futurs appartiennent au même type que nous, il n’est pas difficile de savoir quels seront leurs propriétés et leurs besoins : ils seront les mêmes que les nôtres. Ainsi, comme nous, ils auront besoin de, et droit à : un accès à de l’eau et de la nourriture, des abris, des conditions climatiques vivables, etc. Or, à un droit correspond toujours un devoir corrélatif : celui de respecter ce devoir. Ainsi, il semblerait que nous, individus de la génération présente, ayons des devoirs envers les générations futures : garantir un accès possible à de la nourriture, à de l’eau, à des abris, des conditions climatiques vivables, etc.
Pour résumer. La crise écologique que nous traversons nous fait prendre conscience que chaque génération à des devoirs envers les générations futures. Ces devoirs ne sont pas, et ne peuvent pas être, des devoirs de non-nuisance, on l’a vu. Il s’agit plutôt de respecter les droits d’accès à des conditions de vie correctes, droits émanant des besoins des individus futures en tant qu’ils appartiennent au type d’être ayant ces besoins.