Pérégrination aixoise

Illustration du cours Mirabeau à Aix-en-Provence. Artus Rolland, 2025.

Visite guidée chez les bourges

Aix-en-Provence dans les années 2000, c’est une ville hors temps, car pleine d'argent. Le mini Paris du Sud-Est qui se soucie moins du réchauffement climatique, des épidémies de grippe aviaire que de savoir quel sera le prochain café boboïsé qui va ouvrir, sorte de café neuf revisité.

Une ville qui vend du rêve, véritable Disneyland pour adultes fortunés. Une ville dont tu peux faire le tour à pied mais où vendre ton pied ne te suffira pas si tu veux payer ton loyer. Une ville aux tons jaunes qui rappellent l’Italie. Son long cours Mirabeau est paré de jolies cariatides masculines aux muscles protubérants, aux visages jupitériens, qui soutiennent les entrées des banques ; là-bas, même le Crédit Mutuel a la classe. Comme dans toutes les villes, on y retrouve sa rue de la soif, sa rue de la pisse, et son ancienne place où travaillaient les prostituées du XIXe, et où désormais les touristes aiment se prendre en photo devant la fontaine sans remarquer les moulures phalliques au-dessus des fenêtres. Ici, la particularité réside dans ses allées chaudes joliment dallées et ses cigales préenregistrées, diffusées dans des haut-parleurs cachés entre les branches des arbres touffus. Une ville du paraître, du m’as-tu-vu et de la superficialité à souhait.

Ville où l’on compte probablement plus d’hôtels particuliers que de minuscules studios d’étudiants en droit sous les toits.

Aix, c’est le luxe à perte de vue. Aix, c’est les ordures jetées dans la rue, faute de conteneurs que les urbanistes aixois trouvent inesthétiques. Alors, chaque jour, la ville de bourge se transforme en poubelle géante dès 19 h. À cette heure-là, vous avez autant de chance de croiser une jeune fille hautaine, chapeau, lunettes de soleil, qu’un rat gros comme un chat. Ça va sûrement vous étonner, mais les riches aussi, ça peut schlinguer. Pourtant, cela ne les empêche pas d’avoir envie d’aller manger en terrasse au restaurant La Belle Époque. Minauder sur les fauteuils en velours bleus et commander une suprême de volaille juteuse et son fricassée de champignons, accompagnés de son vin blanc, de son digestif et de sa note salée, malgré l’odeur putride des ordures disposées à quelques mètres seulement.

Mais, parfois, au détour d’une rue, d’un passage étroit, vous pouvez tomber sur des personnages insolites. Si vous regardez bien, vous pouvez croiser Monsieur Bizz, véritable monument aixois.
Ce tatoueur au physique atypique, crâne rasé, longue barbe rousse, très grand, impressionnant mais pourtant très maigre, vagabonde constamment dans la ville. Sa peau est recouverte d’encre, mais n’a pour autant qu’un seul tatouage. D’ailleurs, aujourd’hui, il est en retard, sûrement à cause de ses déambulations. Il est 19 h 02. Il a complètement oublié son rendez-vous. Sa cliente l’attend sûrement devant le salon. Malgré son air toujours détendu, il déteste être en retard. Et… il n’est jamais à l’heure.

Il s’arrête au milieu de la rue d’Italie. Rue très fréquentée, dont le flux incessant de touristes empêche souvent l’habitant de se déplacer à l’allure qu’il voudrait. Bizz a la tête qui dépasse de cette foule lente. Il voit le bout du cours Mirabeau, lui aussi grouillant. Impossible de longer les rues, puisque les poubelles s’entassent de seconde en seconde. Des bordures de plastique noir puant commencent à se former tout autour de lui. Il réfléchit ; il doit se rendre de l’autre côté de la place des Cardeurs. Pour ce faire, il faut d’abord traverser le cours Mirabeau, et remonter les petites rues, et dépasser l’ancienne prison, et la nouvelle cour d’appel, et rejoindre la place de la mairie, puis tourner à droite, descendre la grande place — qui va être tout simplement bondée — et enfin le tour sera joué. Mais voilà, bien qu’aventurier capable de traverser le monde, de vivre des nouvelles expériences sans une once de peur ou de doute, il a déjà vraiment la flemme de faire tout ça, juste pour une petite Aixoise qui veut sûrement un satané papillon sur la cheville. Aaah… les années 2000.

Il prend une inspiration et file à travers la foule. Il évite les couples coulants de ridicule, les touristes déconcentrés par les fringues trop chères à la parisienne plutôt que par l’architecture aixoise. Hop, il est sur le cours Mirabeau, il traverse la route à toute vitesse, prend un raccourci. Non, pas un passage agar comme on pourrait s’y attendre, mais il rentre dans une librairie. La librairie Goulard, façade verte qui détonne avec le jaune de la ville, librairie étroite comme une rue dont les murs seraient recouverts de livres, sorte de dédale littéraire pavé de noir et de blanc. Ici aussi, des personnages insolites fourmillent entre les lignes. Un autre barbu au crâne rasé s’y trouve, dans les coulisses de la boutique, en haut des marches en colimaçon, après l’espace de la réserve et trois bureaux en enfilade, se cache cet autre être tout aussi tatoué, en train de s’enfiler des clopes et des cafés et de préparer les prochaines rencontres littéraires. Qui sait ? Amélie Nothomb pourrait bien venir lui rendre visite un de ces jours, ou bien Yasmina Khadra… Entre les volutes de fumée qui s’envolent et la quantité de paperasses sur le bureau, jamais il ne peut deviner que tout en bas, son ami Monsieur Bizz traverse à toute vitesse la librairie. Il ressort, saute par-dessus les poubelles et continue de courir. En quelques grandes enjambées, sans même s’essouffler, il est…

« Merde »

La cliente est partie.

Le soleil en proie de se coucher anime les merles. Ils s’envolent dans le ciel orangé au-dessus de la Sainte-Victoire qui se découpe au loin. Leur chant résonne et rebondit sur les murs couleur sable. Le clocher tonne et annonce la fin de journée. Peu à peu, les commerçants ferment leur échoppe pour laisser place au monde de la nuit, dont les portes sont sur le point de s’ouvrir. Notre cher tatoueur et notre cher libraire vont se retrouver à la rencontre du monde diurne et nocturne, entre chien et loup, dans les interstices de la cité italienne factice, pour déguster discrètement des pintes comme des Gaulois à l’ombre des lampadaires, loin des bars fastueux.

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La saucisse du pestacle