La chute
« Il commença sa chute. » Artus Rolland, 2025.
Les différentes formes de fin
C’était tout d’abord qu’une simple intuition, puis un mauvais pressentiment. Mais même quand vous aviez deviné les choses avant qu’elles n’arrivent, rien, absolument rien ne vous prépare à la panique dans son état brut qui vous dévore. Et tous les signaux d’alerte se sont alors transformés en une cruelle certitude et une brutale réalité.
Et c’est pourquoi elle courait de toutes ses forces et que son cœur battait pour deux. C’est pourquoi son visage normalement lisse de toute expression, reflétait une peur encore jamais ressentie. Une véritable angoisse pouvait se lire dans chacun de ses membres, chacun de ses gestes, chacune de ses respirations. Ses talons frappaient le sol, faisant résonner le rythme urgent de sa course. Son long manteau noir flottant derrière elle, comme un étendard, promesse d’un sombre présage. Ses larmes, venues de deux lacs froids, étaient la définition même de la souffrance.
Arrivée à l’endroit tant redouté, se trouvait une petite foule au pied de l’immense tour, qui semblait rire de leur hébétude, hautaine par l’avenir dont elle serait en partie responsable. En haut se dessinait le tableau de la fin, celui où le peintre a voulu représenter le dernier choix, l’inévitable de la situation. Un tableau où le protagoniste est au bord de cette tour, prêt à faire le pas de trop ou celui qui manque. En bas, le tableau n’était que le reflet des conséquences de l’acte à venir. Des parents effondrés au sol, priant des dieux auxquels ils n’ont jamais cru, suppliant l’imposante chose devant eux d’agrandir ses barrières devenues inutiles. Des gens présents par une curiosité morbide, hypnotisés par ce destin qui semblait s’écrire de lui-même devant leurs yeux ébahis et leur face grotesque.
Cependant, elle ne voulait pas arrêter sa course, de peur de ne pouvoir bouger ses jambes et de rester là comme les autres, intrus abrutis par cette scène intime. Elle voulait au moins être actrice. Alors, elle ne s’arrêta pas, ouvrant avec fracas la porte de cette tour. Montant ces interminables marches, se heurtant les genoux dessus quand elle trébuchait, mais rien ne l’arrêta ni la douleur infligée, ni le fait qu’elle savait. Elle savait qu’elle ne pourrait rien faire.
Arrivée en haut, essoufflée, apeurée, elle le vit. Si près du vide. Si près de mourir et si prêt à mourir. Il était là, lui aussi avec un manteau noir, mais aucune larme ne coulait, aucune émotion ne semblait transpercer son visage, aussi pâle que s’il avait déjà heurté le sol. Il se tourna vers elle et elle le supplia, l’implora de quitter ce perchoir. Mais seul un triste sourire apparut, synonyme de la fin de son supplice. Et une larme quitta ses yeux pour s’échouer sur le sol. Alors les yeux dans les yeux, il fit le pas qu’il voulait faire. Il ferma les yeux, elle écarquilla les siens. Et alors que le temps semblait se stopper, que le silence semblait résonner, alors qu’un cri déchira l’espace, il commença sa chute. Puis un éclair de lucidité s’empara de ses membres à elle. Elle se précipita à son tour dans ce vide, l’attrapa par le col de son manteau, le colla contre elle et l’entoura de ses bras. Pas à la manière d’une amante, pas à la manière d’une mère, ni à la manière d’une amie. Mais à la manière d’une grande sœur, d’une protectrice, encaissant coups et blessures, devenant l’armure de son protégé.
C’est donc lors d’un hiver neigeux que deux silhouettes noires se détachèrent du fond gris qu’offrait le ciel. Deux silhouettes qui ne formaient plus qu’un ensemble harmonieux et qui étaient irrémédiablement attirées par la gravité. Deux silhouettes qui offraient un spectacle tant captivant, émouvant que tristement douloureux par sa douceur. Et alors que la neige tombait, comme pour amortir la chute de ces êtres remplis autant de douleurs que d’apaisement, alors qu’ils continuaient leur dernière route, une seule question pouvait être posée :
Lequel des deux voulait le plus mourir ?