La notion d’obsession

Dans le cinéma d’Aronofsky


L’obsession. Pensée paralysante aimant envahir la conscience jusqu’à ce que tout devienne intolérable. Le vil et incessant parasite qui, ne se lassant jamais de se nourrir de la conscience d’autrui, savoure le fait de pousser quelques malheureux dans leurs retranchements les plus sombres. En effet, les obsessions sont bien souvent source de grands tourments… Mais quelle fantastique quantité de productions artistiques elles sont en mesure d’engendrer ! Quelles découvertes ne font-elles pas face à des problèmes irrésolus lorsque, en proie à une frénésie toute-puissante, le sujet plonge dans une spirale ? Dans le domaine des arts comme des sciences, un esprit malade assujetti à une idée seule est en effet capable de folies… comme de prouesses. Pour Darren Aronofsky, réalisateur, scénariste et producteur américain, voit ici le sujet idéal. Notamment dans deux œuvres en particulier : Pi et Black Swan.

Illustration par Maya Scotton

Black Swan nous conte l’histoire de Nina, danseuse de ballet rêvant d’obtenir le rôle de « reine des cygnes » dans la célèbre pièce Le Lac des Cygnes de Tchaïkovski. Très rapidement, le spectateur se verra embarquer dans une exploration presque horrifique de la psyché instable de la jeune femme dont la personnalité viendra, peu à peu, se scinder en deux. 

Touchant à un domaine plus intellectuel, Pi nous fait suivre Maximillian, un jeune mathématicien surdoué convaincu que la nature est régie par les lois mathématiques. Persuadé que cet ordre mathématique se trouve partout, il tentera par maints moyens de prouver sa théorie, quitte à égarer son esprit et risquer de le perdre.

Black Swan, de l’identité bridée à la double identité

Lors de sa sortie en 2010, ce film éveilla grandement à la fois esprit et sens des spectateurs. En effet, une fois achevé notre premier visionnage, il est impossible de ne pas nous poser certaines questions. Quel élément faisait partie de la réalité ? Lequel de la fiction, de l’imagination morbide ? Mais avant de soulever ces interrogations, recontextualisons un peu le tout.

« Je veux être parfaite.

-La perfection ne signifie pas tout contrôler. C’est également savoir se laisser aller.

Surprends-toi pour surprendre le public. Transcende-toi ! »

C’est ce que répond Thomas Leroy à Nina, maître du ballet chargé de choisir le « visage neuf » à présenter au public, la nouvelle Reine des Cygnes. Nina est la candidate idéale pour interpréter le Cygne blanc : belle, effarouchée, fragile et délicate, tous les critères semblent être réunis. Mais c’est la luxure et la séduction qui lui manquent pour être choisie pour le rôle. Thomas, cherchant à le lui faire comprendre, va même jusqu’à l’embrasser de force, mais est coupé dans son élan lorsque celle-ci lui mord la lèvre en retour pour le repousser. A la surprise générale, Nina est celle qui obtient le rôle. Perfectionniste, prude, angoissée et isolée alors même qu’elle se trouve dans la vingtaine, la jeune femme vit cloîtrée avec sa mère dans un appartement à l’ambiance sinistre. Dormant dans une chambre infantilisante au possible dans laquelle sa mère s’octroie le droit d’entrer comme bon lui semble, Nina a aussi régulièrement vue sur d’innombrables portraits à la fois grotesques et obscurs d’elle-même que sa mère passe ses journées à peindre. On saisit rapidement qu’il n’est pas seulement question de l’obsession de Nina pour la danse, mais également de celle de sa mère, envers sa fille. Malgré ses vingt-huit ans, Nina ne peut sortir comme bon lui semble ; c’est donc corps et âme que la jeune femme se consacre au ballet. C’est ainsi que nous découvrons notre personnage principal : dotée d’une identité réprimée et d’une sexualité retardée car subissant le joug du parent, obsédée par l’excellence dans sa pratique artistique et sujette à l’automutilation, Nina a tout de la bombe à retardement. Sa sélection pour le rôle est l’ultime déclencheur d’une instabilité psychique déjà omniprésente auparavant.

L’identité double de Nina se manifeste de façon crescendo. En effet, à plusieurs reprises, lors de ses trajets allers et retours en métro, Nina croise des doubles d’elle-même. La limite entre autrui et son individualité propre, brouillée, indistincte, lui fait se croiser dans les couloirs du métro et observer son sosie effectuer des gestes identiques aux siens. Au fur et à mesure, ces apparitions inoffensives prennent une tournure tout autre. L’entrée en scène de Lily, l’une des danseuses faisant partie du même groupe, vient marquer plus fortement les tons du désir et de la violence. Son charme naturel et sa liberté vis-à-vis de sa sexualité en séduisant plus d’un, Nina vient nourrir pour elle un sentiment de répulsion et d’attraction mêlés. C’est dans un élan de rébellion contre sa mère que Nina accepte de sortir dîner avec Lily. Cette impulsion la conduit à prendre de l’ecstasy et à coucher passionnément avec elle… ou plutôt, avec elle-même. En effet, dès leur premier échange le lendemain, Lily exclura tout doute : la nuit torride qu’a passée la jeune femme n’a eu lieu que dans son imagination. Ce qu’elle croyait être une première expérience n’était que mirage. Lily est désignée comme doublure de Nina, dans le but de la remplacer au cas où un empêchement devait surgir. Ce qui n’était précédemment que sous-entendu se voit alors confirmé : Lily, incarnation de tous les manques de Nina, est vue comme la rivale à écarter. A partir de là, les hallucinations se multiplient, se faisant de plus en plus violentes, sanglantes, et allant même jusqu’à s’emparer du monde fantastique. Les portraits sinistres de sa mère se rient d’elle en chœur. Le corps de Nina se dénature, les plaies qu’elle s’inflige malgré elle laissent apparaître un hybride monstrueux, aux yeux injectés de sang et aux plumes de geai : le cygne est né. La métaphore est claire : c’est dans la folie, l’abandon total de la raison, que Nina pourra s’accomplir de façon absolue. La prestation qu’elle offre aux spectateurs le lendemain le confirme. Après une énième hallucination morbide, et une échauffourée dans laquelle elle finit par éventrer Lily avec un éclat de miroir, elle offre une interprétation du Cygne Noir et du dernier acte tout à fait parfaite.

Au-delà de l’hallucination en elle-même, l’usage du miroir sera un élément quasiment constant durant l’intégralité du film. Un grand nombre des visions de Nina prendront place dans les reflets, et chaque personne de son entourage y aura sa place. Loges, salles de répétition, toilettes, salle de bain de l’appartement, vitre du métro, tous les miroirs font écho à l’intériorité trouble de Nina et à son rapport à autrui que, peu à peu, elle finit par confondre. C’est à la fin du dernier acte, le costume du Cygne blanc tâché d’une mare écarlate à l’emplacement de l’abdomen, que Nina murmure ses dernières paroles :

« Je l’ai senti. Parfait… c’était parfait… »

L’excellence, ici, s’atteint donc avant tout par le biais de la névrose obsessionnelle. A travers ses hallucinations de plus en plus violentes et extrêmes, Nina se libère des chaînes qui l’entravent depuis tant d’années en se découvrant un alter ego sûr de lui, tenace et sensuel. C’est en embrassant sa part d’ombre qu’elle peut alors déployer tout son potentiel pour la pièce, jusqu’à consumer son être. Ainsi, l’incarnation des Cygnes ne sera plus lacunaire. Elle deviendra entière, unique et achevée. Parfaite jusque dans la mort.

Pi, une spirale infernale

« Quand j’étais gosse, ma mère me disait de ne pas fixer le soleil. Alors, à 6 ans, je l’ai fait. On ne savait pas si mes yeux allaient guérir. J’étais terrorisé. Seul dans l’obscurité. Petit à petit, le soleil a percé les bandages et j’ai retrouvé la vue. Mais quelque chose avait changé en moi. »

Cette déclaration est la première chose que nous confie Maximilian Cohen, jeune et brillant mathématicien. Il est possible de considérer cette anecdote comme annonciatrice d’une part essentielle du film : la répartition entre noir et blanc, symbole de la dualité et du complément ; un tout formé à partir de la division.

« 12h45. Je reformule mes hypothèses. 1. Les maths sont le langage de la nature. 2. Tout ce qui nous entoure peut être mis en équation. 3. Tous les chiffres d’un système donnent des séquences. De ce fait, il y a des séquences partout dans la nature. »

Max étudie maintes choses (suites de Fibonacci à travers les spirales du vivant, croissance et décroissance dans la nature), mais ce sont en particulier les valeurs de la Bourse qui attisent son intérêt. Terré dans son petit appartement, il passe le plus clair de son temps à analyser la suite des décimales du nombre pi à l’aide de son ordinateur nommé Euclide. Lors d'une chute imprévue de la bourse mondiale, son système informatique devient incontrôlable et fait imprimer une suite finie de 216 chiffres. Croyant à un bug ayant produit un résultat infructueux, le jeune homme se débarrasse rapidement de la feuille. Ce n’est qu’en croisant la route de Lenny Meyer, un homme extraverti de confession juive, qu’il réalisera l’étendue de son erreur. Lenny lui confie que lui et d’autres pratiquants recherchent une séquence de 216 chiffres dans les lignes de la Torah. Chaque lettre de l’hébreu correspondant à un chiffre ou un nombre, chaque mot aurait donc une correspondance mathématique ; mais le plus étonnant est la correspondance elle-même entre la signification des choses dans la langue hébraïque et les nombres qui y sont attribués. Max ne peut y tenir ; son idée fixe, qui faisait déjà office de vérité apodictique à ses yeux, se retrouve érigée plus haut encore dans son esprit.

S’ensuit alors une course effrénée dans la quête furieuse de démontrer que cette séquence est la clé de toute chose. Les recherches incessantes du jeune homme déclenchent chez lui tremblements nerveux et migraines, qu’il excite en consommant de plus en plus de médicaments, ainsi que des psychotropes. Son ancien directeur de thèse, avec qui il entretenait encore des relations, ayant lui-même fait l’expérience de cette frénésie dans la recherche mathématique, cherche à l’empêcher de sombrer entièrement. Ses tentatives restent vaines. Enchaînant crises de parano sur accès délirants, Max finit par obtenir la séquence qu’il cherchait tant. Les pratiquants juifs le confronteront de force, dans l’espoir de recevoir cette « séquence divine », qu’ils désignent comme étant le véritable nom de Dieu. Implacable et transporté en secret par quelque sentiment extatique, Cohen déclare alors être l’unique élu digne de cette connaissance.

« J’ai vu Dieu. »

Face au miroir, l’air serein, le bras droit muni d’une perceuse, Max s’entend réciter une version raccourcie de l’anecdote racontée dès le commencement.

« Quand j’étais gosse, ma mère me disait de ne pas fixer le soleil.

Alors, à 6 ans, je l’ai fait. »

Sans hésiter plus longtemps, son bras s’avance et perce un trou dans son crâne mis à nu, éradiquant ainsi la source de sa douleur. Une fois l’obsession disparue, la passion viscérale qu’il éprouvait vis-à-vis des mathématiques est elle aussi réduite à néant.

Au-delà de l’esthétique très marquée dans la division entre ombre et lumière, noir et blanc, le paradoxe qu’on trouve dans le développement même de la ligne directrice est particulièrement intéressant. Car c’est précisément dans la poursuite d’un Ordre qu’advient le Chaos. La source d’intérêt et d’affection première, reposant avant tout sur la logique et la rationalité, s’échappe d’elle-même, venant rapidement tourmenter le sujet. Les malaises physiques qu’éprouve Max, au-delà d’être le résultat de son épuisement et de l’usure de ses nerfs, semblent provenir d’une entité extérieure. Couplé à la puissance que lui procure l’obsession, son génie lui permet de s’approcher pas à pas de la vérité, de cette connaissance dont il est si affamé. Il repousse ses limites, cherche à dépasser sa condition d’être humain en admettant sa singularité, écarte le socle même de sa pensée en admettant le lien entre sa découverte et Dieu. L’homme dédiant sa vie à la logique et à la rationalité se retrouve arraché du fondement même de sa pensée. Son sol, subissant un mouvement de bascule, est l’élément qui lui fait prendre une décision finale, irréversible : celle du renoncement. Ainsi, l’anecdote première, qui annonçait les nuances de lumière et d’obscurité à venir, laissait également entendre l’état final de la psyché de Maximilian. Plongé dans les ténèbres, la rétine brûlée par le soleil du savoir, Max ne peut se résoudre à demeurer en son état. Il est l’heure d’abandonner. C’est le retour à l’ordre premier : la vie sensible.

Précédent
Précédent

Annonces associatives

Suivant
Suivant

Sur le bizarre